Un légionnaire qui marche, ça fait mal
Par Jori • Publié dans : Histoire vivante
En 2015, à l’occasion de l’ouverture du Parc de Samara, une évocation de marche de légionnaires romains a été effectuée entre le parvis de la cathédrale d’Amiens et le Parc, distants de 14 km. 7 marcheurs, équipés du même matériel que les soldats de l’empereur Domitien (mort en 96), ont été mis à l’épreuve.
Moi, Silva, j’ai eu le bonheur de faire partie de l’équipe, et vous propose ici de découvrir les conséquences physiques d’une marche « antique » sur un homme du XXIème siècle, relativement bien préparé : participation aux deux marches précédentes à Samara (2012 et 2013) et surtout participation à la marche Autun – Bibracte – Alésia 2012.
Pour nous aider à comprendre, j’ai utilisé une montre GPS, couplée à un cardiofréquencemètre : nous obtenons des données sur la fréquence cardiaque, la vitesse de déplacement, le dénivelé et ainsi de suite. Je n’étais pas seul dans ma démarche, le camarade Sithophagos ayant également utilisé une montre GPS, nous permettant de croiser nos données.
Le parcours Amiens > Samara
C’est un parcours relativement simple, ne présentant pas de difficultés particulières : il n’y a pratiquement pas de dénivelé, sur le chemin de halage de la Somme.
La principale difficulté se trouve en début de parcours, avec les premiers kilomètres en bitume, très éprouvants lorsque l’on marche en caligae, ou l’attente dans le froid du départ : 6,1°C, 2,2 ressentie.
Deux pauses musicales étaient prévues, une à mi-parcours, et une deuxième à 3 km de l’arrivée, permettant aux marcheurs de souffler un peu.
Ces 14 km constituent un bon entraînement pour la marche expérimentale dans le Morvan en 2015, permettant de valider et de tester le matériel avant une marche autrement plus difficile.
Les marcheurs
L’équipe était constituée de membres de la Légion VIII Augusta, tous bénévoles et aux profils variés, ce qui a permis d’avoir une panoplie d’hommes exprimant la même diversité qu’il pouvait y avoir au sein des légions de Rome : des professions intellectuelles, des professions manuelles, des personnes ayant dépassé la cinquantaine ont côtoyé des jeunes de 19 ans. Tous sont partis du parvis de la cathédrale, tous sont arrivés ensemble à Samara, portant sur leurs épaules armures, armement, bouclier et paquetage, sans compter l’alimentation : 30 kg en moyenne au total. Ce nombre varie, suivant les jours de marche prévus (plus de vivres à transporter) ou le type d’armure choisie, une hamata (cotte de mailles) étant bien plus lourde que les autres armures, mais bien plus flexible et confortable à porter.
Les marcheurs étaient accompagnés de leur centurion, qui n’avait pas de paquetage, et des musiciens, un tubicen et un jeune cornicen, ne portant ni paquetage, ni bouclier, mais leurs instruments respectifs. Il est ardu de jouer d’un instrument à vent pendant une marche. Comme le dit Rufus, notre tubicen, il est impossible d’entonner une marche militaire tout le long du parcours. Le froid, la fatigue et l’encombrement des instruments est problématique pour en jouer. Si la musique était utilisée pendant une marche, les codes musicaux devaient être très courts.
Les équipements
Cette diversité de profils se reflète également dans les équipements choisis : j’ai marché avec une lorica squamata (cotte d’écailles), Ursus avec une lorica segmentata, et les cinq autres légionnaires avec une lorica hamata. Toutes ces armures ont des défauts et des avantages à l’usage, qui ne sont pas les mêmes lorsque l’on marche ou lorsque l’on combat.
Il n’y avait pas, on l’aura compris, d’uniforme au sein des armées romaines. Sur 7 marcheurs, aucun n’avait le même équipement. Certains portent des caligae (chaussure ouverte), d’autres des calcei (chaussure fermée). Le paquetage non plus n’est pas uniforme, suivant les préférences de chacun : est-ce qu’il vaut mieux se charger plus pour avoir plus de confort à l’arrivée, ou est-il préférable de s’alléger pendant une marche au détriment du confort une fois le parcours accompli ?
La disposition de son paquetage est importante : savoir l’équilibrer et le ranger sur la furca est primordial. Une bonne répartition des poids est vitale pour éviter au maximum des douleurs musculaires provoquées par une position déséquilibrée.
La marche de Samara a été pour moi l’occasion de tester de nouveaux équipements : nouvelles chaussures, nouvelle armure. Ces choix permettent par la suite d’apporter les modifications nécessaires pour optimiser son confort de marcheur, leur utilisation en situation réelle apportant des informations précieuses lorsque l’on cherche à améliorer son équipement, tout en restant « archéo-compatible ».
Rufus est le parfait exemple de la différence que peut faire un bon matériel adapté : sur les 14 km de la marche, il a porté sur la tête, sans la moindre gêne, son casque forgé et fait sur mesure. Je sais d’expérience que si j’avais tenté la même chose avec mon casque « plus ou moins adapté », la marche se serait terminée avec le front en sang.
Marcher en lorica segmentata
Ursus marchait avec une armure segmentée “bas de gamme” si l’on peut dire, mais qui a tenu le choc sur 14 km, malgré un bruit permanent de boîte de conserve. Son problème majeur : le portage du bouclier, avec ses sangles en cuir qui glissaient sur les plaques. Hors de question de les coincer entre deux : la tension cumulée aux secousses de la marche feraient exploser les attaches. Une solution de recours était de coincer la paenula entre les sangles et les plaques de l’armure, avec une nette amélioration du portage, sans pour autant résoudre définitivement le problème. Au niveau des trapèzes, c’est infernal. Malgré de nombreuses épaisseurs de lin, les muscles, très fatigués, ont souffert de cisaillements. Une solution passera sans doute par l’ajout d’épaisseurs de laine sur les trapèzes.
Données physiques
Physiquement, une marche des « mules de Marius » ressemble à une randonnée en sac à dos, lourdement chargée. Mais, et c’est là toute la différence, le matériel n’est pas le même, ni la façon de le porter : il était adapté aux hommes de l’époque, autrement plus résistants aux rigueurs physiques que l’homme du XXIème siècle.
Tout le jeu pour nous, marcheurs modernes, est de minimiser les conséquences sur les corps en s’entraînant et en adaptant le matériel, ce que seule la pratique permet. Une attention particulière est donnée aux pieds, principale différence avec les légionnaires antiques : nous ne disposons pas, contrairement à nos lointains ancêtres, d’une épaisseur de corne suffisante sous le pied pour résister efficacement aux difficultés imposées par des chaussures qui ne sont rien d’autre qu’une épaisseur de cuir cloutée.
La marche, en comptant les pauses, a duré 4h, avec un départ à 9h30. Elle débute par une attente de 15 min sur le parvis de la cathédrale d’Amiens, où les températures glaciales ont vite fait de refroidir les muscles.
La marche proprement dite, une fois la prestation musicale antique terminée devant la cathédrale, peut commencer : 90 min de marche sans arrêt jusqu’à la première pause de mi-parcours, de quoi oublier rapidement le froid.
On le voit sur notre graphique, mon rythme cardiaque s’accélère progressivement, mais l’allure est constante : nous marchons en moyenne à 12 min par km, soit 5 km/h. La première pause de 20 min est l’occasion de boire un peu, de parler un peu entre camarades ou avec le public, venu en nombre pour accompagner les légionnaires.
Le graphique concernant Sythophagos est similaire. Sa meilleure condition physique est bien mise en évidence par un rythme cardiaque plus bas, et qui reste stable tout au long de l’effort.
Le redémarrage est difficile : les muscles ont eu le temps à nouveau de se refroidir, mais l’allure reste constante dès le départ. Le cœur bat de plus en plus rapidement, toujours progressivement. Ces 30 min de marche avant la deuxième pause sont plus compliquées. En effet, le moindre pépin sur le matériel devient dès lors un vrai problème. Pour ma part, j’étais cisaillé au niveau des hanches, je ne savais pas vraiment encore dire par quoi : armure ou sangle de bouclier ? Une ampoule au talon droit commence également à se faire ressentir. Le côté droit, c’est le côté qui porte le paquetage. La deuxième pause permettra sans doute de faire le point sur les petits bobos, et de tenter d’y remédier.
Pendant 35 min, nous avons pu nous restaurer, avec des miches de pain, du saucisson et des pommes. Cette alimentation correspond à ce qu’aurait pu manger un légionnaire de Vespasien. Il ne s’agissait ici que d’un « en-cas », le déjeuner nous attendant à l’arrivée.
La marche repart pour 50 min, un redémarrage encore plus difficile que celui de la première pause, sans interruption jusqu’à l’arrivée, hormis un très court arrêt de 2 min, le temps pour un camarade de réajuster son bouclier. Les leçons de cette marche de test vont porter leurs fruits, tous vont pouvoir travailler sur leur équipement ou leur physique les prochaines semaines.
Conséquences
On le voit, mon rythme cardiaque s’est accéléré de plus en plus tout au long de la marche, qui a été à allure constante. Rien d’extraordinaire, c’est un rythme tout à fait normal avec relativement peu de fatigue à l’arrivée. Nous n’étions pas essoufflés. Mon principal problème était mon ampoule au pied droit : des caligae mal ajustées ont un effet dévastateur. J’étais parti en connaissance de cause, mon but étant avant tout de tester la résistance de mes chaussures. Je croyais sincèrement que j’avais acquis assez d’épaisseur au talon pour résister à cette marche. C’était vrai pour mon pied gauche, mais faux pour le pied droit, qui supportait légèrement plus le poids du paquetage. Peut-être aurais-je dû alterner de temps à autre avec l’autre côté de mon corps, à chaque pause par exemple ?
La blessure tient parfois à peu de choses.
Je n’étais pas le seul à souffrir des talons : Gonus, malgré des chaussures sur mesure, a également eu du mal. Mêmes douleurs chez Frank également, qui avait commencé la marche avec d’anciennes caligae : avec le talon blessé, il se fatigue plus vite, et ne marche pas correctement. Après son changement de chaussures à la pause, malgré la blessure installée, tout allait mieux. Un simple détail peut vite devenir un enfer.
Pour Ursus, qui a marché avec une caligae détériorée à l’arrière, son pied glissait tout le long de la marche, avec pour résultat une grosse ampoule et, plus inquiétant, une douleur au tendon d’Achille, pouvant préfigurer une tendinite. En revanche, sur la bonne caligae d’Ursus, avec le pied enroulé dans la même bande molletière que les mollets, aucun souci, rien n’a bougé, rien n’a frotté.
De mon côté, le cisaillement ressenti sur les hanches était provoqué par mon armure d’écailles, 3 ou 4 cm trop longue. Plaquée contre le corps par la sangle du bouclier, le frottement était inévitable.
Ce n’est que le lendemain que l’on peut vraiment prendre l’ampleur de l’effort musculaire fourni. J’ai eu des douleurs aux épaules provoquées par des sangles mal positionnées. Ce positionnement était provoqué par l’armure, qui empêche d’ajuster correctement les sangles au niveau des trapèzes. Les autres douleurs sont habituelles pour ce genre d’exercice : douleurs aux mollets, fatigue générale. Tout ceci se résorbe au bout de deux ou trois bonnes nuits de sommeil.
Mais c’est ici qu’il faut attirer l’attention : un marcheur antique ne disposait pas de deux ou trois bonnes nuits de sommeil. C’est tous les jours qu’il marchait.